L’Alzheimer, ce mal qui retire le souvenir, l’ôte sans prévenir et parfois-même emporte avec lui la passion, les passions du dément, l’éloignant inéluctablement de ceux qui l’ont en affection, qui assistent, impuissants, au demi au-revoir du souffrant.
Alors que le gouvernement vient d’annoncer la poursuite et l’élargissement du « plan Alzheimer » et que l’Union Nationale des Associations France Alzheimer n’a jamais déployé autant de moyens pour poursuivre la recherche scientifique et tenter d’apporter quelques solutions au fléau reconnu cause publique, je découvre que mon grand-père est atteint de La Maladie. Je m’en vais alors lui rendre visite dans la maison spécialisée où ses enfants, dont mon père, ont décidé de le placer; meilleure solution promettent-ils quand un homme ne peut plus se soigner et que son épouse s’en désintéresse -non pas cruellement- mais pour des raisons de la plus haute intimité, que je vous laisserai ignorer.
Jusqu’alors, je ne connaissais que peu mon grand-père. Personnage mystérieux qu’il était et plutôt discret, je ne savais rien de son passé, rien de ce qui déterminait ce qu’il était, à part ce qu’il est écrit sur le papier: âgé de quatre-vingt-sept ans, toujours marié à la mère de ses trois enfants qu’il aime éperdument sans recevoir son pareil, pas un cheveux gris, avec pour seule lubie les agapes qu’il s’autorise chaque mardi, en l’absence de l’être-aimé, accompagné de ses camarades de vie dont le maire de la ville qu’il se glorifie de fréquenter. Jusqu’alors, c’était pour moi le papi un peu simplet qui me chantait « ainsi font les marionnettes » jusqu’à mes presque vingt ans mais dont le regard était toujours bienveillant et chez qui il n’était jamais désagréable de passer un moment.
Puis un jour, mon père reçut un coup de fil, c’était ma grand-mère introduisant le médecin de famille qui tenait conjointement à alerter mon père de quelques absences que son propre père rencontrait et qu’ensemble ils se plaisaient à magistralement intituler « démence sénile ». Le mot était lâché et a retenti en mon père comme un vaillant soufflet. Démence sénile qui évidemment, après que mon père ait eu emmené mon grand-père consulter un spécialiste normalement compétent, s’est avéré correspondre aux premières étapes de la maladie d’Alzheimer. Mais attendez, « le charlatan de famille » n’avait pas tout à fait tort! Eh oui, y a-t-il une réelle différence entre le vieillissement naturel et la maladie d’Alzheimer? Cette dernière n’en est-elle pas finalement une forme accélérée? Et si nous vivions jusqu’à cent quarante ou cent cinquante ans, ne serions-nous pas tous plus ou moins Alzheimer? Nous n’avons pas encore de certitudes sur les causes génératrices de ce fléau contemporain et je préfère laisser à César ce qui est à César et aux brillants scientifiques le soin de vous exposer les résultats de leur travail. Toujours est-il que la mémoire a ses raisons de ne pas se souvenir…
De semaine en semaine, l’état de mon grand-père se dégradait jusqu’à ce qu’il en vienne à – dirais-je avec humour mais compassion – s’adonner à des promenades nocturnes si lointaines qu’il s’enivrait aux sons des viles conversations des vagabonds, s’étourdissait des lumières de la ville et finissait par ne plus savoir rentrer. Non sans un poignant chagrin, mon père, aîné de ses frères et prenant acte du fait que ma grand-mère refusait d’endosser la responsabilité de le garder à ses côtés, dut prendre la violente décision de le placer en institut spécialisé dans l’accompagnement des personnes atteintes de ladite maladie.
C’est alors que j’ai réalisé que je ne pouvais laisser s’envoler le souvenir de mon grand-père, les souvenirs de mon grand-père, sans l’avoir connu…
Je me suis rendue là-bas et j’ai compris que je m’étais fourvoyée… Mais il est bien plus profond que je n’aurais même pu l’imaginer!
Je suis fière de mon grand-père. Et fière d’être sa petite fille.
Voyez-vous, je suis entrée dans cette salle, après avoir passé plus de sécurité que dans un aéroport… Ils ne veulent pas que les frappés se taillent en courant, c’est drôle non? Eh bien ils n’ont pas tort car j’ai trouvé là, mon grand-père, en plein complot, avec un Monsieur d’une élégance inégalable malgré son état mental, échafaudant ensemble un plan de fuite des plus infaillibles. Après l’avoir persuadé qu’il passe d’abord un moment avec moi et goûte aux gâteaux que je lui avais rapportés, il s’est assis à une table et a même invité son nouvel ami à partager avec lui son festin, avec bon cœur et un regard si doux… Si la maladie lui a retiré un peu de sa mémoire, elle lui a laissé son éducation et sa bonne âme qui ne l’abandonneront jamais.
Je ne sais pas bien s’il pouvait dire qui j’étais sans que je ne le lui souffle mais peu importe, je voulais lui apporter un peu de bonheur et je constatais qu’il le ressentait. Je priais pour pouvoir emporter dans ma tête et dans mon cœur une partie de sa bibliothèque de souvenirs pour que perte de mémoire ne rime jamais avec perte d’existence.
J’ai regardé autour de moi et j’ai vu une femme en larmes dans les bras de son mari, c’étaient les larmes de l’oubli… Et puis, j’en ai vu une autre qui pestait contre sa famille qui la délaissait. Encore un autre qui semblait être un ancien chef d’entreprise et hurlait illusoirement sur ses employés. Et je voyais là mon grand-père, plein de dignité et de courage, qui ne pipait mot comme toujours jusqu’à ce que je le questionne…
Il commença à me parler de ses enfants, puis de ses petits-enfants comme si je n’en étais pas, puis me cita son frère et sa sœur qui ne sont plus et enfin sa seconde sœur qui elle est toujours de ce monde et n’a jamais eu d’autres attitudes que de porter la joie sur son visage en dépit d’une vie qui n’a pas été des plus faciles… Il me parlait de sa sœur donc, mais de sa sœur comme s’ils avaient toujours vingt ans. Et, de fils en aiguilles, il aborda ce sujet terrassant mais dont il faut perpétrer le souvenir: la guerre… Il me raconta comment, alors qu’il était tout juste âgé de seize ou dix-sept ans, il avait traversé toute la France, depuis Guéret, petite ville de la Creuse, à Vélo, pour se cacher de l’hostile, l’immonde « collabo », qui voulait sa mort, pour la simple raison qu’il était juif. Il ne s’interrompait, par cadence de dix minutes, que dans le but de me demander s’il avait assez d’argent pour vivre ici… Bien sûr !! Pourquoi un homme en proie à une grande maladie serait dispensé d’angoisses? Ca me faisait sourire, je le rassurais et je lui ai tendu un billet de vingt euros en lui promettant « avec ça papi, tu as tout ce qu’il faut, tu n’auras aucun soucis ». Le voilà rassuré… Et il continuait dans son récit… Plus les minutes passaient et plus je réalisais que ce n’était pas la maladie qui l’emportait mais la peur… La guerre, c’était ça sa maladie! Il parlait comme s’il était redevenu sain d’esprit, tout était là, tous les détails! A croire que les mauvais souvenirs ont la vie longue, plus encore que les bons… Il me dévoilait là un secret bien gardé, le secret de ce qui avait commandé son silence, le secret de ce qui nous l’en avait privé pendant toutes ces années, il se libérait et j’en étais fière, si fière… Il était une des nombreuses victimes de la Guerre… De ceux qui se souviennent, s’abstiennent, se taisent et sont atteints de La Maladie, la vraie et préfèrent jeter la clef de l’horreur dans un infâme silence qui les consume à petit feu plutôt que de partager leur souffrance. « Souviens-toi d’oublier » disait Nietzche, moi je dis qu’il se trompait, souviens-toi de révéler et de te sauver.
Et nous, souvenons-nous…