Un soir de pluie, après une journée mortelle où l’on s’était attaché à récolter jusqu’aux dernières gouttes de ma cervelle au pressoir, me laissant comme ivre et alors que je m’apprêtais à me jeter dans mon lit avec un bon livre -mon délassement favori- voilà que retentit la sonnerie de mon vieux Blackberry.
Au bout du fil -comme on continue à le dire quoique le fil ait usuellement partout disparu, permettez-moi de m’en amuser- Yacine Yousfi, l’un de mes fascinants amis : âgé d’à peine vingt trois ans et déjà tellement de couleurs sur sa palette, il donne entre autre de son temps au profit du bonheur et de sa conquête.
Parmi ses projets divers et variés, en voilà un qui selon lui pouvait bien m’intéresser : de concours avec le porte parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal, un savant partisan de l’humanisme qui ne supporte pas la muserolle et de surcroit un type peu banal, Yacine avait eu cette idée folle de pousser la porte des écoles pour tâcher de mettre un petit coup de pied dans la fourmilière, obstruée par de grossières toiles d’araignée.
Partant de l’honnête constat que les professeurs ne quittent jamais l’université que pour intégrer directement les rangs de l’enseignement, leur mission d’orientation des enfants en quête de devenir et pour l’heure contraint de choisir à la hâte est dès lors une délicate délégation aussi précieuse qu’épineuse, compliquée et tout à fait inadaptée à défaut que ces professeurs ne possèdent une quelconque expertise en matière d’entreprise.
Alors, afin de leur offrir de quoi se prononcer et par suite renoncer à tant de métiers au profit d’un seul, celui qui sera coopté, nous convenions du fait qu’il faille que les étudiants -hésitants puisqu’ignorant l’existence et de surcroit la cadence de nombre de professions et parfois donc en mal d’avenir (vous savez, ceux que l’on nomme les racailles!)- soient éclairés et en somme réellement en position de déterminer ce qu’ils veulent.
Le fameux « stage en entreprise » est une première enjambée vers l’accomplissement de ce joli vœu. Mais pour la majorité, ce n’est jamais qu’un mirage laissant un arrière-goût amer au fond du palais. Combien peu seront admis chez un baveux et combien nombreux devront balayer les cheveux?
Alors, pour pallier cette injustice, oeuvre démoralisatrice, Yacine, tel un guerrier-justicier, se proposait de se rendre dans les lycées de banlieues, dans des quartiers dits défavorisés en période de vacances scolaires, épaulés de partenaires et de tenter d’écarquiller les yeux des quelques bien heureux qui suivraient le programme d’initiation qu’il s’apprêtait à leur concocter. Quelle belle âme! Pour l’heure, il s’agissait majoritairement de gamins placés en foyer sous le commandement d’éducateurs bien souvent peu volontaires voire quasiment démissionnaires. Alors évidemment, j’ai accepté sans tergiversation d’apporter ma contribution à ce projet plein de cœur et porteur des valeurs que devrait prôner tout républicain.
Menu de la semaine : Lundi exposé des réjouissances et faire connaissance. Mardi visite dans Paris des Invalides, du Ministère de la défense, du Ministère des affaires étrangères, d’une exposition photo, puis déjeuner avec le porte parole de ce dernier ministère, enfin assister à une conférence tenue par Monsieur Laurent Fabius à propos de la maladie d’Ebola et de ses conséquences. Mercredi ma partie, un cours, comment rédiger un article, puis composition à leur tour « regarder l’actualité à leur âge c’est…? », qu’est-ce qu’être notaire, droite ou de travers, bloggeuse, heureuse, malheureuse, dans un bureau ou en déplacement pour le boulot. Jeudi reportage photos. Vendredi une journée pour débriefer et se quitter sans frustrations.
Mercredi donc, démarrage sept heures…la tête dans le cirage… Huit heures, première pression du pied sur l’embrayage. Puis, un peu plus loin sur le chemin, briefe… se voulant préventif ou peut-être même prévenant mais légèrement apeurant « attention, ces enfants peuvent être turbulents! » m’apprend-on.
Neuf heures, accostage et à ma grande stupéfaction, me voilà arrivée face à des jeunes gens totalement effarouchés, non loin d’être paralysés. A mon tour décontenancée par leur timidité inattendue, je dus me recentrer rapidement et tenter de réaliser au préalable et en un temps court un pari difficile mais qui -lorsqu’il est gagné- établit un lien formidable : celui d’anéantir la méfiance de ces enfants, conquérir leur confiance et la plus belle des victoires, nous sourire.
J’avançais dans le noir, d’accord, mais il était hors de question d’y surseoir.
Après avoir tenté tout un tas de questions à la con à propos de leurs activités extra scolaires, de leur épopée « d’hier », c’est tout bonnement l’un des enfants qui eut pitié de moi et vint à ma rescousse, avec une interrogation aigre-douce : « Madame, j’ai lu dans votre biographie que quand vous aviez notre âge, vous projetiez d’être tueuse à gage, expliquez-nous! ». Aïe… quel carnage! Merci pour le coup de pouce! Mon sang ne fit qu’un tour, mais il fallait bien que j’évite pagaille et surtout contagion de mon déraisonnable humour : « Milène, tu vas comprendre, quand j’étais une enfant, l ‘injustice est un péché que je ne pouvais tolérer et je tenais plus que tout à le faire entendre, j’imaginais qu’il était concevable d’éliminer les minables pour ne laisser exister que les personnes affables, un peu à l’image de Robin des Bois, tu vois? Mais en grandissant, j’ai appris heureusement que tout un chacun recèle du bien et qu’il est toujours envisageable d’attirer vers le bien! Voilà quelle était mon ambition, je la réalise en écrivant. » Ouf!
A son tour, une bien jolie demoiselle que ses jeunes amis appelaient « la rebelle » me demanda : « Et vous, Madame, quand vous ne travaillez pas, vous faites quoi? ». Les enfants furent tous étonnés et encore plus fascinés de m’entendre citer le théâtre et davantage alors, la boxe. Une occasion rêvée de leur expliquer que lorsque notre ramage ne se rapporte pas à notre plumage, nous devenons des êtres positivement intriguant et peut-être même de qualité. En avançant cet argument, vous pensez bien, j’ai gagné l’intérêt de ces enfants en quête de non-conformité, légitimement puisque voilà qu’ils vivent dans une société dont ils sont si facilement et sans cesse rejetés, si ce n’est du « process » déroulé pour les prises de décisions qui les concernent, a minima du cycle de consommation, faute d’y avoir accès pour des questions tout à la fois de proximité que de porte-monnaie.
Alors oui, j’ai souhaité piquer le bout de leur nez, de telle sorte à ouvrir la porte, celle de la communication sur le fondement d’une communauté d’originalité et de gaieté, mais je ne les aurais jamais induit en erreur, simplement pour m’épargner une journée de malheur; je pensais plus que profondément ce qu’à cet instant je leur proposais! Car, discipliner un enfant ce n’est pas le rendre conforme, non, la conventionalité n’a jamais payé, chacun doit déterminer son orientation en considération de son passé, de son propre sens et de ses sens, de son histoire, de ses mémoires, et s’il a chance d’en porter, de ses espoirs. L’éducation devrait consister à comprendre l’enfant tel qu’il est, sans lui imposer notre propre acception de ce que nous considérons comme bon, notre propre vision de ce que nous souhaiterions qu’il soit, parce que nous-même nous l’avons été ou –pas moins névrosé- de ce que nous n’avons obtenu pour nous et voudrions projeter sur nos bébés, à l’aulne de nos regrets.
Et puis un enfant –retenez-le bien, vous, les grands- un enfant doit être un insurgé, un enfant doit se révolter, doit se brûler, il ne doit pas avoir une vie rangée. Vous pensez que votre avis l’instruit? Voyons…soyez raisonnés! Nos enfants n’apprendront jamais mieux que de ce qu’ils auront expérimenté, eux, ou contemplé chez les plus vieux. Bien évidemment, cela vaut encore plus fort pour ces enfants esseulés, souvent abandonnés par leurs parents et traînés dehors, sous l’emprise de leurs aînés pour être spectateurs de sottises et s’imaginer que c’est à cela qu’ils sont prédestinés. A défaut d’avoir les bras de maman ou papa pour se reposer, à défaut de trouver des rêves dans leurs draps, à défaut même de posséder une chambre à ordonner, il faut leur offrir des sourires et un avenir à construire. Napoléon Bonaparte affirmait qu’un enfant « est l’œuvre de sa mère » eh bien moi je pense qu’il est l’œuvre de ses paires.
Bon, je vais tenter de calmer le ton. Tempérons, tempérons! En effet, c’est à ce moment précis que j’ai saisi toute la difficulté d’enseigner. Comment un professeur peut-il s’adapter à la spécificité de chacun de ses petits auditeurs? A fortiori, dans des classes de trente parfois quarante… Comment lui reprocher d’oublier un ou deux cas particuliers, de les laisser se fondre dans la masse?
Revenons à nos moutons, je me suis donc efforcée de leur expliquer comment rédiger un papier, puis ai terminé par : « en guise de conclusion, mes enfants, vous êtes autorisés à livrer votre propre idée sur le sujet que vous choisirez de traiter ». « C’est vrai Madame, on peut écrire tout ce qu’on désire? ». Mais pourquoi était-il si surpris?…
Ils se sont livrés volontiers à l’exercice. Certains ont un peu rechignés à commencer mais une fois concentrés sur leur billet, ils s’appliquaient avec délice et un soupçon de malice qui me comblait. Je leur ai prêté main forte, je suis allée m’accroupir aux côtés des cadets ou de ceux qui semblaient avoir besoin qu’on les supporte. Puis, lorsqu’ils eurent fini, j’ai pris le soin de les faire lire, un par un, leur récit et je les admirais, fiers de leurs écrits… On aurait pu me faire boire un élixir que je n’aurais pu ressentir une telle émotion! Leur satisfaction était si belle à mirer, leur énergie, leurs avis étaient plus justement éclairés que je n’eus pu même le concevoir. Et là j’ai compris… J’ai compris qu’il n’y a pas de plus noble intelligence que dans l’enfance : cette faculté de résolution des équations pourtant nouvelles, cette capacité d’assimilation, ce bouillonnement vigoureux et cette vitalité, si belle, n’appartiennent qu’à eux.
Mais en sus, je me suis souvenue, si tant et que je l’eusse perdu de vue, qu’il n’y a qu’un petit qui sache si joliment et avec autant de panache aller simplement à l’essentiel. Comment s’y prend-il, me sonderez-vous? Eh bien de façon naturelle, saisi d’une bonté innée, il suit la forme de son cœur et il transforme l’humanité en un monde meilleur. Pour ces enfants, il n’y a donc ni noir, ni blanc mais le rouge sang et leurs sentiments. Il est donc de notre responsabilité de leur livrer des rêves et non des tourments et comme l’a émis James Barrie, à travers la voix de Peter Pan : « Chaque fois qu’un enfant dit « je ne crois pas aux fées » il y a quelque part une petite fée qui meurt »… Oh combien est-il à cette heure déterminant de leur tracer la voie vers les rêves éveillés, afin qu’ils puissent devenir jolie réalité, empire de bonheur!
Lectures achevées, je les invitai à transposer leurs aventures sur ordinateurs et à ce moment, le photographe qui nous suivait les mitraillerait. Miss Rebelle refusa catégoriquement de se laisser shooter. Je l’ai alors amenée discrètement à l’écart pour la questionner à l’abri des regards, car je sais combien un enfant est secret. « Tu ne te plais pas ma puce? » « Je suis normale, ce n’est pas ça, mais je n’aime pas les souvenirs ». J’ai tenté un « quand tu seras maman, tu seras ravie de retrouver ton joli visage à tous les âges et de le montrer à tes propres enfants » sans succès… J’ai même reçu un « si je souhaite emporter un souvenir, je n’ai cas en piquer un ». Bien envoyé! Alors, astuce, pour comprendre un enfant, le redevenir! Je me suis décidée à m’amuser, à jouer avec cette poupée au cœur arraché, on s’est mises à rire et d’un coup, quand elle l’eut décidé, elle reprit « je n’aime pas les souvenirs parce que mon père s’est barré, sans émotion, sans explication, en brisant nos souvenirs, sans nous prévenir. »
Cet homme, jamais je ne le connaitrai, mais à cet instant je l’ai détesté si fort, si fort… J’ai serré cette môme contre mon corps, comme si elle était ma propre petite fille. Je sais que rien ne peut compenser « une seule larme d’un seul enfant » comme l’a propagé Flodor Dostoïevski, mais j’en avais besoin autant qu’elle d’un tel soin. On s’est lâchées puis un instant regardées, elle m’a souri puis m’a lancé « vous me prenez en photo? »… J’y ai perçu le plus beau des cadeaux.
La journée s’est achevée et je me suis consolée en me figurant que si l’on ne se doit qu’à l’enfant qu’on a été alors ces derniers sont promis à une digne destinée.
Merci à Yacine Yousfi de m’avoir appelée à participer à cette superbe initiative : celle de faire briller les yeux des enfants étudiant dans des conditions moins favorisées que je n’ai eu la chance de le faire et de les emmener à porter leur propre regard sur le monde, un regard si doux et pur, car un enfant est un enfant et les intéresser c’est changer leur être et à sa suite notre société dont il est le baromètre! Bravo à toi Yacine pour tout le temps et le coeur que tu mets à leur service et également à Romain Nadal qui humanise nos institutions en leur ouvrant ses portes. Je suis vraiment fière de me joindre à vous dès que nos emplois du temps nous le permettent pour faire avancer les choses. Chaque petit pas, chaque parole est une arme de plus pour offrir un meilleur avenir à nos jeunes.
A nos yeux d’enfants…
« La parole est une arme dangereuse qu’il faut savoir maîtriser pour ne pas se laisser maîtriser » Un élève de l’école.