On aime, on est sensibles souvent, à ceux qui nous aiment déjà en amont, comme emportés par un mouvement, celui -puissant- de toute la considération, parfois l’affection, l’admiration ou la passion qui nous sont portées.
Lui, j’avais choisi de l’aimer, au premier instant, sans même que nous ne soyons prédestinés, sans même qu’il ne m’ait encore aperçue, encore moins sue!
Il était trop tard, au premier regard, j’avais deviné sa mélancolie et tant de ses attraits.
Lui, j’avais choisi de l’aimer, lui et nul autre avant!
Peut-être revêtait-il une constante aux hommes ayant soulevé mon intérêt, la seule qualité commune à tous ceux qui m’ont infiltrée, touchée, bouleversée?
Longtemps, j’ai cru qu’il s’agissait d’une forme de puissance, physique, psychique, unique, une maitrise des âmes même les plus anciennes et de la sienne, une maitrise supérieure à la mienne. Finalement, c’est d’avoir été le fer de lance, le faire valoir, l’étendard dressé sur un champ de ruines remplaçant l’absence chez l’être le plus cher de notre entourage…
Elle était là, notre mutuelle reconnaissance!
L’enfant prodige -à défaut d’être prodigue, quoique- est un loup : solitaire, méthodique, prudent et protecteur. Lorsqu’il croise un autre loup, ses repères se déplacent un peu… beaucoup…
Un temps, il se réserve, il observe pour ne pas se sentir assailli; puis il renifle, mais s’il ne s’est pas enfui ni ne s’est infligé de gifle à la façon d’un apôtre, même s’il persifle, ça y est, il vous a adopté, il vous aime pour la vie… pour l’éternité, son éternité et la vôtre.
Je n’allais pas l’épouser…lui…mais sa philosophie oui!
Il m’avait permis de renaitre une seconde fois. Il m’avait appris à renaitre encore une fois, encore une autre fois et encore toutes les fois que je me manipulerais!
Nous savions qu’ensemble nous nous détesterions comme tous ceux qui « ensemble » oublient de respirer…
Rien n’est pire que la fusion! Nous la rangeons sur l’étagère de nos désirs mais alors que nous y goûterons, nous nous apercevrons que voici une énergie mortifère que cette absence d’autonomie affective, un excès de présence effective, une forme d’étouffement par strangulation…
Nulle n’était question de se mélanger, de se dévorer ni d’une quelconque norme, il s’agissait simplement de s’adorer, de s’entraider, de se déchiffrer, de se renfermer l’un l’autre sans s’enfermer, de se percer sans se pénétrer!
Mon coeur tremble d’avouer qu’il savait interpréter le moindre de mes mouvements, les moindres de mes hochements, la moindre de mes humeurs, qu’il savait départir l’enjolivement du vraiment, qu’il me confortait, me réconfortait sans sembler s’y employer.
Il m’avait offert de me trouver un peu, de me libérer, moi la jeune fille complexée, tourmentée et introvertie.
Je lui dois d’être moi, je lui dois ma vie, celle que j’ai choisie!
Il avait renoncé à moi ce soir d’été, pour ne pas briser mes billevesées, mes irréalités, mes chimères, ce qu’il devinait être ma vie rêvée ou mes espoirs aussi illusoires qu’ils puissent avoir été!
Mon histoire, il tenait à me la laisser expérimenter, il s’assurait de ne pas me tirer vers son monde réel, trop réel. Pour lui j’étais trop belle, à tort…
Il m’avait alors gagnée pour l’éternité!
Envie de toi, envie d’émois… T’attirer? Non, y résister sans quoi je nous trahis! Y a-t-il d’autres façons d’aimer?
Aimer c’est cette rencontre d’un autre qui nous attrape et nous échappe en un même mouvement, exactement, précisément…
La dé-rencontre c’est cet ultime rendez-vous en un endroit inattendu, inconnu où ce qui se déploie alors entre l’autre et soi nous intime de nous aimer encore, pourtant…
Toutefois… me départir de toi, c’est pour moi un tour de force, sans doute l’une des adversités les plus ardues dont j’ai eues à souffrir!
Te le dire? Non, vivre l’appréhension des effets de te le dire.
Tout n’a pas été comme je l’aurais voulu! Sans doute ai-je attendu que tu tiennes la pression ou plutôt la passion des instants que nous partagions et qu’après une journée à se promener les yeux bleus d’océan, tu réclames de revenir me chercher encore…
Je le clame, oui et alors?, alors même que je m’interdisais d’obtempérer…un peu comme pour ceux qui s’aiment trop pour risquer de se désespérer.
J’ai préféré renoncer pour continuer à t’aimer sans te contraindre, sans t’éteindre.
Aujourd’hui je sais que je t’ai adoré avec une immense maturité, maturité de construction, maturité d’appréhension, habillée de mes plus saines intentions. Je sais aussi qu’il n’est plus question de t’espérer.
Souvent, longtemps, j’ai prié de te garder près de moi pour toujours. Que mon voeu soit exaucé et que nous continuions à nous inspirer s’il n’est plus permis de nous aspirer!
Après tout, souhaitions-nous vraiment une codification romantique de notre amour, l’intrusion autocratique d’un impératif de développement conformé, d’un exclusif souvent simulé?
Quel amour avions-nous réellement élu, celui d’une édification sur fond de renouvellement travaillé ou celui d’une passion, fruit de notre infini imaginé?
La combinaison en est si inhabituelle, aurions-nous été exceptionnels?
Tu auras été mon heureux hasard… Un accident? Vraiment? Mais bien sûr que non!
Comment nous sommes-nous assurés de tomber amoureux, si fort? En étant nous-mêmes dans tout notre rayonnement, radieux que nous étions alors!
L’ironie c’est que pour qu’il en soit ainsi, il faut initialement un certain détachement émotionnel à l’égard du sujet, de son regard… Ceci, tout en manifestant dans un même élan un intérêt de fond et une compréhension du profond de ce dernier.
En somme il faut être amis!
C’est ici que réside toute la complexité des liaisons de vénération, de délicatesse et de tendresse, pas aussi sommairement dans leur élaboration évidemment mais dans leur naissance, dans leur essence!
J’avais saisi cette ambiguïté, cette subtilité et je m’en servais allègrement.
Sauf qu’une fois l’âme conquise, c’était souvent la mienne qui tressaillait, prise au jeu de cette reconnaissance partagée, de cette confiance sans équivoque, mieux de cette connaissance réciproque, trop rares…
Le désir vient de là, de ce toucher sensuel d’un esprit au coeur de l’autre, de cette saisie brutale de l’instinct amoureux aux tripes de l’autre, de ce sentiment de mélange de nos sangs en un tourbillon recouvrant notre raison…
Renoncer alors?
N’est-ce pas cruel sarcasme de la vie que l’être humain soit conditionné à renoncer à tous ceux pour qui, à tout ce pour quoi, il s’enthousiasme si sincèrement, si profondément…?
On renonce par peur de tomber en désillusion ou pire de causer déception.
On renonce par honneur, parce qu’on ne s’estime pas à la hauteur de son bien-aimé.
On renonce par confort, l’inconnu est frayeur de tous les âges.
On renonce, rompu, parce qu’on l’aime trop fort, tellement fort qu’on ne sait plus s’y exposer.
Pourtant, si l’on envisage l’appréhension du renoncement c’est que la plaie est béante, violente, déchirante!
Pourquoi éviter de risquer, de prendre la mesure, au prix d’une telle blessure?
Si choisir c’est renoncer, oh combien il est insupportable, épouvantable de choisir!
Je suis meurtrie, anéantie et pourtant… me voici protégée de l’avilissement, je persiste à renoncer tant que je subsiste.
C’est inquiétant, terrifiant et pourtant… c’est en renonçant que je comprends.
C’est instruisant, élevant et pourtant… je ne peux renoncer à implorer de ne plus jamais avoir à renoncer!
Prétends-je ainsi être maitrise plutôt qu’emprise, être guerrière plutôt que prisonnière, être indomptable au prix de ce qui est admirable?
Fière, je me suis redressée, mais ne me suis-je pas plutôt dressée contre la vérité pour conserver mes illusions, l’idée que je me faisais de toi, de moi, pour confier un sens d’importance et de raison à la liberté, la volatilité de mes émotions?
Me voici à la lisière du drame et de la poésie, le corps fort et saint, l’âme abîmée, sacrifiée par l’effet d’un abandon surhumain.
Le corps, objet par excellence de renoncement! Renoncement à l’innocence, à l’insouciance…
Etroitement lié à l’affecte, nous faisons rejaillir sur lui tant de nos sensations et de nos relations à nos autres ou pire à nous autres.
Il ne s’agit pas simplement de somatiser, il y a une sous-couche encore plus inconsciente abritée par le corps.
Souvent, les personnes qui exposent leur apparence -sans forcément flirter avec le farouche ou la nudité- par le biais d’accoutrements légers ou simplement de photographies et autres selfies sont celles dont la confiance est la plus déficiente, la plus meurtrie.
Je m’explique!
Prenons, pour exemple cela va sans dire, mon cas, pas si unique!
Adolescente déjà, lorsque je sortais danser avec mes amis, je me sentais très rapidement oppressée. Pourtant, j’avais moi-même décidé de me rendre jolie, si j’y parvenais, par un choix vestimentaire et quelques parures. Mais à l’instant même où un intérêt approchait ma chair, entendez tout autant mes yeux que ma plastique, je me sentais immédiatement agressée, au lieu d’y deviner de doux augure, d’en être simplement flattée.
Plus tard donc, je décidai d’analyser le paradoxe inhérent à ma réaction.
Il me fut suggéré que peut-être je ne croyais pas pouvoir plaire.
Cela semblait-il invraisemblable? Une intox?
Pas tant que ça!
« Avez-vous conscience que vous êtes une femme attirante! »
« C’est probable! De ce qu’on m’en dit oui. Je veux dire que je vois bien que les regards se posent sur moi de façon discrétionnaire. »
« Vous en avez donc une conscience primaire, mais vous n’y croyez pas! »
« C’est ça, c’est tout à fait exact, je ou une partie de moi, n’y croyons pas! »
Pourquoi ne m’en convainquais-je donc pas alors que tous les éléments concordaient pour m’en persuader? Quel cauchemar!
Il ne me suffit que de me questionner pour y apporter des éléments élucidant.
Toute mon enfance, je m’étais battue pour être le nec plus ultra du mieux : la mieux récompensée scolairement, la plus responsable familialement, la plus jolie des enfants, si tant est que j’avais alors une prise sur ma substance. Et pourtant, mon frère brillant mais néanmoins moins concentré que sa petite soeur, captait toutes les attentions; la galère tient la primeur au rang des intérêts de l’univers.
Mes succès étaient vulgairement classés par les miens, parents et grands-parents, dans la case normale, banale sans que jamais je ne pus apercevoir leur extase ni ne recevoir de remerciements ou a minima d’applaudissements pour mes efforts, qui en étaient pour évidence…
Pour évidence oui, de toute évidence pas dans l’esprit des miens!
Ma charte qualité jamais tamponnée, comment vouliez-vous qu’ensuite je crois sans peine qu’étrangers et lointaines amitiés apposeraient l’apostille?
Le second aspect de ma gêne a souvent soulevé des interrogations.
D’où tirais-je tant de pudeur à mon âge, de réserves dont le langage de mon corps inévitablement se faisait écho, voire miroir?
Je ressemblais à ces filles issues de familles enfermées dans le carcan de la culpabilisation religieuse et immobiliste qui s’ouvrent soudain au monde et ne savent alors plus où poser leurs regards, leurs âmes et leurs mains. Pourtant, mes parents, traditionalistes et encore pour papa sur le tard, n’avaient imposé que très peu de restrictions à ma vie de femme en préparation. Je le disais en amont, j’évoluais dans un parfait état de liberté, confinant à une forme d’indifférence subie, une négligence conforme et pieuse.
Peut-être que mon collier de fer à moi, mon joug, mon asservissement, mon assujettissement était davantage culturel que spirituel.
Mes grands-parents, tous, avaient été déportés puis rescapés, mais jamais un mot n’avait été prononcé à ce sujet, la thématique était scellée, enfermée dans le coffre-fort du secret dont les termes, le thème lui-même, jamais ne devaient être évoqués. Les corps servaient à camoufler les tourments amers!
Incapable donc de prétendre avoir été la victime au moins indirecte d’autant de souffrances, puisque je n’étais pas louable en en comptant romance, il me fut moralement imposé en prime d’adopter posture identique à celle que l’on m’avait opposée. Le mystère est en soi une version de l’affaire, le récit de l’indicible, des déchirures dont il est impossible de donner la mesure.
A mes dix-sept ans, alors que je venais de quitter le nid et que je devenais visiblement une femme, psychodrame de fait, je rentrais passer un peu de temps auprès de papa, maman.
C’était le plein été, il faisait très chaud mais j’étais grippée, je grelotais, alors je consentis à accompagner mes parents chez leurs amis pour le goûter mais si papa me prêtait un chandail.
Une fois arrivés, pagaille! Les femmes était encore à peu près sobres, mais les hommes méritaient l’opprobre! Avinés et enivrés dans la piscine, voici qu’ils me hèlent impoliment :
« Charlotte, viens te baigner! »
« Merci, mais je n’ai pas de maillot de bain. »
« Justement! » s’esclaffent-ils nigauds et inélégants se pensant inspirés et rebelles!
Mon pauvre père ne sut comment réagir aux débordements pervers, à la dépravation des plus petits instincts, de ceux qui inspirent mépris et répugnance, à cette inconduite en état de cuite de ses amis. Il resta bouche bée, choqué par l’offense que ces derniers venaient de lui faire -entre humiliation et confusion- et s’abstint dignement de se révolter. Il avait abdiqué.
A compter de ce moment, comprenez, quelqu’eut été le coup d’oeil qui me fut alors destiné, le seuil de tolérance était d’ores-et-déjà dépassé puisque l’honneur de mon papa était visé avant que mon coeur ne put lui être convoité! Je le protègerais coûte que coûte même mon loisir ou encore le délaissement du plaisir d’être seulement aimée.
Le corps, terrain de nos conflits intérieurs inavoués, de nos chagrins incontrôlés réels ou fantasmés, des débordements de notre coeur.
Chaque matin, en me préparant, je chante en couvrant plus ou moins habilement les voix de mes interprètes préférés.
C’est alors que Teri Moïse claironne son dévouement à son enfant nouvellement né, lui promettant de lui construire un monde idéal, de le prémunir contre les erreurs, les peurs et toutes les douleurs logées dans le mal.
Soudain, je me souvins que cette dernière se donnait la mort peu de temps après son engagement pourtant si fort…
Une question, une préoccupation m’accabla, qu’est-ce qui dans le psychisme d’une personne peut amener à un tel acte? Un acte à la charnière entre la force ultime, celle de défier la mort et la faiblesse aux abîmes, celle de renoncer à la vie.
Comment cette femme d’une sensibilité à fleur de peau, armée de tant de lucidité, en était-elle arrivée là, au bord du précipice, le pied au bord de la fenêtre, plongeant vers l’inconnu, loin de celui qu’elle aimait pourtant si sincèrement?
Le suicide n’est-il qu’une pulsion de mort? Un abandon de la vie?
Sont-ce les personnes les plus instables qui finissent ainsi?
Pourquoi constate-ton que les réalistes y sont sujets?
Comment se fait-il que jamais un religieux n’y va? Simple obéissance à injonction divine? Ou déplacement constant de ses idéaux vers un tout nouvel objet à la suite de chaque désillusion?
Pour l’appréhender, il faut réfléchir à ce qui nous anime, nous autres êtres vivants et indépendants.
Nous sommes tous bi-pôles -à défaut d’être bipolaires, quoique- entendons que nous sommes tous animés de pulsions antagonistes mais harmonieuses, connectées, connexes même : des pulsions de vie, des pulsions de mort ou en un langage plus technique, des pulsions érotiques et des pulsions thanatiques, des pulsions de plaisir et des pulsions de destruction, le désir et la répulsion, le laisser-aller et l’empire.
De la pulsion sexuelle à la plus élémentaire, celle de se remplir, nous nous délectons par satiété du goût et nous achevons avec dégoût.
Parfois en un même instant, la pomme est croquée, ainsi appréciée et pourtant dévorée, décapitée, éliminée à jamais.
Comprenez que tant que nos pulsions sont unifiées, nous fonctionnons, nous communiquons, nous échangeons, nous interagissons avec nous-mêmes et surtout avec les autres!
Imaginez à présent celui dont tous les espoirs ont été balayés, qui ne peut plus trouver satisfaction, se nourrir, prendre plaisir du monde extérieur devenu supplice! Le repli sur soi est impérieux et à défaut de mieux il va bien lui falloir trouver une source de ravissement, de jouissance dans l’anéantissement, son corollaire ou a minima élément concordant par nature, justement à défaut qu’il ne soit sujet à la psychopathie au sens strict de son état, en dépit de l’usure.
C’est ainsi que dans son monde intérieur, il n’est d’autres options que d’élaborer du meilleur et puisque personne ne nous attend plus ailleurs, la planification d’une auto-élimination devient jouissive, une organisation suspensive de tant de tourments, de blessures, suites d’incompréhensions, d’iniquités provenant de l’extérieur… Le passage à l’acte n’est alors qu’un aboutissement…
Vous avez deviné que le religieux ne s’y verra jamais confronté faute de réalité, d’altérité. Sa vie est un déplacement du symbolisme divin aussi loin que son imagination puisse l’y inviter et quand cette dernière se met à pécher, les vaticinations que son référent lui conteront y pourvoiront.
Il est désagréable pour moi de conclure que plus on est foncièrement humain, compatissant et incertain, un mal irrémédiable, plus on est sujet à l’irréparable…
A ces messagers de la vie, qui l’ont abandonnée.
Toi qui aime, autorise-toi, ne renonce jamais, à rien ni personne, pour rien ni personne!