(Histoire imaginaire, l’allégorie de nos vies)
Je m’appelle Beila et je suis née en 1987.
Un temps, j’ai grandi seule, entendez sans frère, ni sœur.
Mes parents, peut-être, auraient-il eu bien envie d’avoir un second enfant, « mais le sort en a eu décidé autrement ».
Du côté de mon père, je n’ai ni oncle, ni tante ! Mes grands-parents ont perdu une fille de 4 ans, la grande sœur de mon papa, alors même que -lui-était à peine âgé de 2 ans. Il ne s’en souvient pas, sauf par des flashs non circonstanciés faisant apparaître son visage fin mais difficilement contouré.
Maman -elle- avait un frère, mon tonton, marié et papa d’un grand garçon, prénommé Alexandre. Mon oncle et son épouse, ma tante, sont décédés il y a un an, en voiture, bêtement, sur un trajet qui les menait à Paris pour une conférence devant être tenue par mon tonton. Il était professeur en philosophie et ma tante ?
Psychiatre… je ne sais pas -encore- bien de quoi il s’agit, ça viendra…
Trop happés par le développement de leur conscience, ils n’avaient eu qu’un enfant, Alexandre donc, mon cousin, né en 1978.
Maman était très proche de son frère. Mes grands-parents sont partis tôt, enfin… c’est plutôt qu’ils ont conçu Maman et Tonton tard. Ce sont des « rescapés de la Shoah », je ne comprends pas encore ce que c’est, on n’a pas tenu à me l’expliquer « pour l’instant », mais apparemment c’est assez héroïque comme truc.
Maman aurait donc dû être dévastée par le chagrin, mais à la manière de son éducation teintée d’invulnérabilité et d’un sens des responsabilités inébranlable, elle avait converti sa mélancolie en devoir et s’était battue pour accueillir Alexandre, qui -par conséquent- vit avec nous depuis maintenant 10 mois, pour mon plus grand bonheur.
Nous avons développé une amitié fraternelle, il est mon pygmalion, je suis sa bouffée d’air pur.
Alexandre ne travaille pas très bien à l’école, Maman est focalisée sur sa progression. Il faut dire qu’elle connaît bien son sujet, elle est professeure de français.
Papa travaille beaucoup, parfois même il voyage, il sillonne les salons internationaux du meuble pour vendre de magnifiques cuisines de son imagination et de son coup de crayon.
Moi aussi, je dessine… pas très bien, mais Alexandre m’a enseigné certaines techniques pour m’améliorer.Il est très doué, en bien des choses qui ne relèvent pas de la contrainte. Il m’a aussi appris à chanter et à danser.
Il est assez solitaire… Était-ce le cas là où il est né, avant le départ de ses parents ? À Metz, il a peu d’amis, mais lui et moi sommes très complices.
Je m’appelle Beila, j’ai 5 ans, Alexandre a 14 ans. Nous nous adorons.
Depuis qu’il habite chez nous, ma vie est toute en lumière. Mais par moment, Alexandre l’éteint… la lumière ! Obscurité immense et excavation profonde, un repaire insoupçonnable, impénétrable -ironie- l’entonnoir du reste de ma vie…
Je suis une petite fille discrète, je ne me confie jamais. Après tout n’ai-je pas été élevée sous le sceau du secret ?
Alexandre m’aime, oui, je le ressens, il m’aime vraiment, mais parfois il m’aime par effraction. Et moi, je le laisse s’immiscer.
Cela vous paraît insensé ? Pas à moi, je suis une empathique des états et sans avoir encore l’âge de l’analyser, je sais comment, je sais pourquoi en lui tout est désordonné : enfant affectivement abandonné par ses parents trop occupés, avant même de n’avoir à s’en séparer, ses repères ont bougé. Il fut ignoré, sa sensibilité troquée au traité des grandes vertus ; mon innocence bafouée par ces révélations forcées prématurées, n’est que la résultante d’une transgression d’opportunité, pour apprendre et oser les grandes, juste pour exister, passer de l’enfance à l’adolescence, goûter avant de performer.
Un simple excès dont je suis le lien d’effet, causé…
Je suis l’objet d’une intempérance, le sujet répercuté d’exigences à outrance auquel Alexandre ne savait pas rétorquer, un débordement sans doute, une inconduite évidemment.
J’ai cinq ans, je subis l’indicible, mais cela ne me paraît pas invivable. Et quand bien même je perçois que ce n’est pas normal, je sais aussi qu’il faut étouffer l’affaire, à jamais me taire, car maman le renverrait et -lui- serait condamné.
Être méprisée, au moins en émotivité insoupçonnée, inconsidérée de cœur et de bonheur, je sais ce que c’est. Oh mes parents m’aiment bien sûr, ils sont fiers de moi, de mon aura. J’ai sauté une classe, je suis l’élève modèle, l’intelligence incarnée, flanquée d’un minois parfait que papa aurait presque pu tracer, mais puisque je file droit et que je suis contemplée, nul n’est besoin de m’examiner … Alexandre lui, sait m’explorer, en profondeur… Et c’est là le paradoxe puisque par conséquent, il est mon préféré !
Je n’ai pas développé d’instinct de vengeance, tout au contraire je suis très altruiste, une empathique des états je disais… de tous… Je ressens les pensées et parfois même les sentiments, tout du moins les émotions et plus j’aime plus je suis horrifiée par la barbarie du joug de l’esprit de ceux que j’aime ; parce que je les aime !
Au lieu de me terrer dans l’infâme ou la criminalité, je suis générosité.
Je m’appelle Beila, j’ai 20 ans.
Je suis un mélange de pudeur et d’une forme de « sensualité-malgré », de marivaudage, de préciosité des langages, de mystère, à la fois femme fatale et âme sincère. Je suis un soldat de la perfection, je donne entière satisfaction à mon entourage, de façon volontaire, pour que l’on n’ait pas à s’intéresser à mon intériorité !
Je suis extrême oui, mais personne ne l’a remarqué, tant je semble équilibrée.
J’ai -il y a peu- démarré ma vie de femme. Non, je ne nommerai pas les faits, je ne sais pas parler de sexualité, j’exècre la vulgarité et -ne me demandez pas pourquoi, puisque vous l’avez deviné- oui, j’associe le récit des occurrences à de la grossièreté et je proscris ou du moins honnis la légèreté…
J’ai séparé le désir et le filial, je ne sais adorer que l’étranger à mes repères familiaux et lorsque je me lie, je cesse instantanément d’avoir envie.
Par opposition, je n’ai qu’une obsession, que n’émane de moi, de mes aspérités, de mon regard, de mon miroir et plus encore du reflet des yeux de mes aspirants que la sacrosainte pureté !
Pour moi, l’amour c’est un Walt Disney, il faut qu’il me soit servi avec du miel et des pétales de rose, et ça ne fera qu’empirer au fil des années… Je suis morcelée, oui, mais mon désordre n’a pour visée que de remettre de l’ordre.
Certaines ont multiplié les partenaires, d’autres les formes de pratiques, moi je rêve enchantée, pour n’être qu’une représentation de mon profond et ne jamais avoir à la dévoiler.
Alexandre est pour moi comme un frère. Mon calvaire, en ma mémoire enjolivé, n’a duré qu’une année. Une fois passé aux jeunes filles de sa génération, il a renoncé à continuer de profaner le sanctuaire de mon enfance. Sa débauche n’était que circonstanciée ; il existe un gap entre l’instinct et la volonté, je le sais.
Jamais je ne lui en ai reparlé, jamais je ne l’ai détesté.
Alexandre sa marie au mois de mai et je n’ai jamais craint qu’une fois papa, il ne puisse recommencer. Non, jamais !
Je crois qu’il est sauvé ! Mais moi ?
Personne, non personne n’a jamais rien soupçonné. Abus négligés devenus maux incurables…
Bien sûr que je l’adorais !
Souvent, longtemps, j’ai prié de le garder près de moi pour toujours, parce qu’il avait été le seul à me considérer. Après tout, souhaitais-je vraiment être élevée aux grains de cette codification romantique de l’amour que nous impose notre société, l’intrusion autocratique d’un impératif de développement conformé ?
J’étais -femme- le résultat d’un accident, le résultat de cette infinie complexité des liaisons de vénération, de délicatesse et de tendresse, pas aussi sommairement dans leur élaboration évidemment mais dans leur naissance, dans leur essence ! Parce que le désir vient de là, de ce toucher sensuel d’un esprit au cœur de l’autre, de cette saisie brutale de l’instinct, de ce sentiment de mélange de nos sangs en un tourbillon recouvrant notre raison.
Me voici à la lisière du drame et de la poésie, le corps fort et saint, l’âme abîmée, sacrifiée par le dilemme exigé d’un consentement surhumain.
Le corps, objet par excellence de renoncement ! Renoncement à l’innocence, à l’insouciance…Étroitement lié à l’affect, nous faisons rejaillir sur lui tant de nos sensations et de nos relations à nos autres ou pire à nous autres. Il ne s’agit pas simplement de somatiser, il y a une sous-couche encore plus inconsciente abritée par le corps. Souvent, les personnes qui exposent leur apparence -sans forcément flirter avec le farouche ou la nudité- par le biais d’accoutrements légers ou simplement de photographies et autres selfies sont celles dont la confiance est la plus déficiente, la plus meurtrie. Je m’y connais…
Adolescente déjà, lorsque je sortais danser avec mes amis, je me sentais très rapidement oppressée. Pourtant, j’avais moi-même décidé de me rendre jolie, si j’y parvenais, par un choix vestimentaire et quelques parures. Mais à l’instant même où un intérêt approchait ma chair, entendez tout autant mes yeux que ma plastique, je me sentais immédiatement agressée, au lieu d’y deviner de doux augure, d’en être simplement flattée.
Plus tard donc, je décidai d’analyser le paradoxe inhérent à ma réaction. Il me fut suggéré que peut-être je ne croyais pas pouvoir plaire. Cela semblait-il invraisemblable ? Une intox ? Pas tant que ça !
« Avez-vous conscience que vous êtes une femme attirante ! »
« C’est probable ! De ce qu’on m’en dit oui. Je veux dire que je vois bien que les regards se posent sur moi de façon discrétionnaire. »
« Vous en avez donc une conscience primaire, mais vous n’y croyez pas ! »
« C’est ça, c’est tout à fait exact, « je » ou une partie de moi, n’y croyons pas ! »
Pourquoi ne m’en convainquais-je donc pas alors que tous les éléments concordaient pour m’en persuader ? Quel cauchemar ! Vous vous le figurez : parce que je ne voulais pas voir, voir que j’étais insubordination par subordination d’antan, voir que je souffrais d’avoir souffert et que jamais je ne voudrais le lui reprocher parce que je savais qu’il en était au moins autant éprouvé…
« L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme, recevra de ma main sa première victime. » (Œdipe de Pierre Corneille)
D’où tirais-je tant de pudeur à mon âge, de réserves dont le langage de mon corps inévitablement se faisait miroir ? Je ressemblais à ces filles issues de familles enfermées dans le carcan de la culpabilisation religieuse et immobiliste qui s’ouvrent soudain au monde et ne savent alors plus où poser leurs regards, leurs âmes et leurs mains. Pourtant, mes parents, traditionalistes et encore pour Papa sur le tard, n’avaient imposé que très peu de restrictions à ma vie de femme en préparation. Je le disais en amont, j’évoluais dans un parfait état de liberté, confinant à une forme d’indifférence subie, une négligence conforme et pieuse.
Peut-être que mon collier de fer à moi, mon joug, mon asservissement, mon assujettissement était logé là, dans ce secret que je portais, par habitude culturel, par élan compassionnel. Mes grands-parents, tous, avaient été déportés puis rescapés, mais jamais un mot n’avait été prononcé à ce sujet, la thématique était scellée, enfermée dans le coffre-fort du dissimulé dont les termes, le thème lui-même, jamais ne devaient être évoqués. Les corps servaient à camoufler les tourments amers !
Incapable donc de prétendre avoir été la victime au moins indirecte d’autant de souffrances, puisque je n’étais pas louable en en comptant romance, il me fut moralement imposé en prime d’adopter posture identique à celle que l’on m’avait opposée. Le mystère est en soi une version de l’affaire, le récit de l’indicible, des déchirures dont il est impossible de donner la mesure.
Le corps, terrain de nos conflits intérieurs inavoués, de nos chagrins incontrôlés réels ou fantasmés, des débordements de notre cœur ou d’un besoin d’expérimentation dont on fut le sujet négligé.
Plus tard, je me suis mariée, j’ai eu un enfant ; jusqu’à présent, oui, j’ai dysfonctionné, mais j’ai continué à aimer, pleinement, avec abnégation et dévouement, somme toute j’y avais été parfaitement entrainée.
Et puis un jour, je me suis résolue à demander :
« Tu te souviens de… ? »
« Oui je m’en souviens… » m’interrompit Alexandre.
J’avais tenu à le protéger toutes ces années et j’avais bien fait, pourtant peut-être qu’à cet instant, une fois de plus, je venais de nous sauver, au bon moment.
Alexandre et moi, nous nous voyons souvent, nous nous appelons comme avant. Hier il m’a annoncé qu’il attend une petite fille et aucun frisson ne m’a parcouru si ce n’est ce vent de joie qui est celui d’une sœur d’âme et de cœur.
Je m’appelle Beila, j’ai 35 ans, j’ai mis trente ans de ma vie entre parenthèses, par amour, pur…. Et en le lui disant, j’ai guéri, pratiquement…
Il est des blessures que seul le secret défloré sait panser. Il est des plaies qui ne font pas couler le sang. Si seulement l’Homme entendait ce qui jamais ne peut être prononcé…
Par amour.