La grippe ce n’est vraiment pas rose! Depuis cinq jours, je me sens toute chose… Ma toux me rend chèvre, ma fièvre me fait passer mièvre et mes bronches condamnent mes lèvres. Je me sens si affaiblie que je m’en inquièterais presque pour ma survie. Le lit, mon habituel ennemi du samedi, est devenu mon seul ami « jusqu’au moins vendredi » m’a-t-on dit… C’est vrai, je suis à terre et quel calvaire, même le miel m’est amer, mais croyez-moi, ce n’est pas ce qui me met en émoi. Ce qui me foudroie, c’est la trêve! Parce qu’elle continue sans moi la guerre… La guerre? Ben si la guerre, celle du plus en faire et du mieux le faire!
D’accord, il faut que je vous l’indique, je suis dismorphophobique à un stade critique… Je vous explique: devant le miroir, je me sens comme un cheval devant la porte de l’abattoir. Pis encore, si je suis empêchée de pratiquer un sport pendant disons plus de 36 heures, il me renvoie alors un message d’horreur. Bien-sûr que c’est psychosomatique mais ça pique. Et ma quête de la perfection n’est que plus prononcée dans la seconde dimension, celle de l’action.
Vous comprendrez donc que plus que la souffrance c’est l’impuissance qui m’offense, que ce n’est pas la douleur mais la peur qui me tend les armes du vainqueur.
Pfff, je m’ennuie, qu’est-ce que je m’ennuie… Non, non, le malade n’a pas d’amis! Certains prétendront que, comme l’animal qui sent le mal, l’ami fuit; moi je démens, l’ami respecte ta vanité et ta dignité et attend ton rétablissement gentiment, calmement ou prudemment…
J’ai une santé un peu fragile, mais à force de, j’ai fini par être agile avec les remèdes. Je ne vais plus consulter, parce que comme le souffle un proverbe polonais, le médecin se fait payer, qu’il ait tué la maladie ou le malmené.
Bref, j’en viens aux faits: ce que je voulais vous rapporter, c’est qu’en ces jours un peu lourd, au cours desquels j’avais l’impression que la mort prenait ses quartiers, c’est mon corps qui a reçu une confession et mon âme une leçon. Ils m’ont rappelé que tant que j’ai mal c’est bien que je vis!
Voilà, je me suis reprochée de crier, j’ai pensé à ceux qui sont alités non pas cinq jours mais cinq mois ou cinq années et plus -si affinités avec la plaie- et j’ai pleuré. Je loue leur volonté et je vais vous raconter.
Le 20 novembre 1999, alors que j’étais à peine âgée de douze années, mon père rentre à la maison et glisse un « je dois te parler », discret et inquiété, à ma mère qui avait déjà tout deviné. Il venait de recevoir des résultats d’analyses de sang qui lui annonçaient froidement qu’il allait devoir avoir du cran… Quelques jours plus tard, le 28, devait avoir lieu ma « bat mitzva » et mon père bravait tous les interdits, il avait décidé qu’il en serait, leucémie ou pas. La fête a eu lieu et je vous laisse imaginer dans quel contexte sérieux, dans quel climat caverneux, dans quel vacarme je suis devenue femme.
Après l’écrasant et glaçant festival, mon père a bien dû rentrer à l’hôpital. On lui rendait visite en habits de cosmonaute, comme je me plaisais à conter en jouant les sottes. J’incarnais volontairement et parfaitement le rôle de l’enfant demeuré mais croyez-moi, j’avais largement réalisé qu’il était loin le monde enchanté.
Le 23 décembre, mon père, qui n’avait eu de cesse jusqu’alors de faire preuve d’hardiesse, s’est plaint auprès de l’interne responsable de sa chambre d’un important bleu à la jambe: « c’est rien -lui répondit ce fils de chien- vous avez dû vous cogner, en l’état, ça prend des proportions démesurées ». C’est toi qui es cogné! C’est justement ce que l’on voulait éviter…
Ca n’a pas manqué, le lendemain, la leucémie s’est doublée d’une septicémie et mon père a d’urgence été transféré dans des services plus appropriés. Soir de tempête 99, tout le monde s’en souvient, sur le route pour le CHU de Strasbourg, avec toujours autant de bravoure. A l’arrivée, c’est dans un coma artificiel qu’il a fallu le plonger pour espérer le sauver et ce sont des semaines, des mois ou peut-être des années d’enfer qui ont démarré. Comme si Dieu l’avait dédoublée, ma mère, a pendant quatre mois jonglé entre l’éducation de la petite fille que j’étais et les allers retours à Strasbourg au chevet de l’homme qu’elle aimait. Elle le voyait maigrir et s’affaiblir; son dévouement ne surmontait pas seulement peur et douleur, elle les ignorait courageusement!
Au bout de quatre long mois, mon père est enfin revenu à lui, moins les 30 kilos dont il avait été démuni… Il fallait qu’il reprenne des forces afin de réattaquer la chimiothérapie, mais un corps dont le cœur est malade a-t-il une chance de se rétablir? Parce qu’au réveil, nul ne peut imaginer solitude pareille… C’est la rencontre fracassante, effrayante, terrassante de toi et de ton âme souffrante. Et ça a duré quatre années.
Pendant des mois, j’ai vu, j’ai contemplé même, plutôt admiré mon père qui se battait pour réapprendre à marcher, pour se renflouer, avec la perspective de nouvelles épreuves toujours aussi harassantes. Je l’ai entendu nous dire que s’il y parvenait, c’est grâce à l’amour de ses enfants, de ses amis et surtout de sa moitié. A croire que rien ne vous rend si grand qu’un tel tiraillement. Eh bien non papa, c’est avant tout grâce à toi, si aujourd’hui tu es là, fort et en or, si tu as guéri et que tu as, que tu nous as, reconstruit une vie des plus jolies.
Bien sûr ma poésie n’est pas un remède à la maladie, ni à ma petite bronchite ni à la leucémie subite, mais elle a le mérite d‘affirmer qu’il ne faut pas oublier que chaque blessure est une mémoire, sa cicatrice est un leurre, car même refermée elle est dans nos pensées pour toujours, comme l’est un grand amour. Il faut apprendre la souffrance de l’autre pour l’aider à la surmonter; c’est là une belle occasion d’aimer et de le montrer.
Et comme on le dit en Chine, « qui porte des chaussures ignore la torture de ceux qui marchent pieds-nus », alors quand tu souffres, regarde la douleur de celui qui est en face, elle te forcera à faire face et à voir combien elle est imaginaire par rapport à celle de ton père.
Suite…
Papa,
Hier soir j’ai pleuré fort,
Aussi fort que je t’aime mon papa,
Resurgissait combien tu m’avais manqué.
Je me souviens encore de cette première fois,
La première fois que tu te réveillais de ce long, trop long coma et que je venais te retrouver.
Je questionnais maman,
Ressemblais-tu -en mieux ou en pire- aux rescapés de La Shoah?
Étais-tu toujours Toi?
Pourtant, mon seul véritable souhait,
Celui pour lequel j’aurais fait rompre tout un empire,
Mon seul souhait, c’était de t’enlacer.
L’infirmière m’interdit ce merveilleux moment,
En m’expliquant tendrement que tu étais trop fragile pour l’instant.
Si seulement elle avait deviné combien je l’étais aussi!
Depuis on s’est trop rarement serrés dans les bras, Papa.
Heureusement, tu es toujours là…
Je t’aime Papa!
À ton courage mon Papa!