L’anorexie…
C’est cette pulsion de mort dirigée contre soi qui répond, parfois… souvent… tout le temps… à l’un des plus vifs chagrins, à cet échec malgré soi : l’absence de sérénité, de romance du lien humain.
Consciemment ou inconsciemment, à l’inverse de la boulimie à valeur psychique davantage extrinsèque et délibérée telle un incitateur d’attentions, l’anorexie est utilisation du vecteur d’autodestruction pour une raison!
Laquelle, me demanderez-vous?
Stopper coûte que coûte ce processus d’hyper conscience, cette connaissance d’ordinaire œuvre d’expérience, qui chez eux, les inappétents -organiques ou fonctionnels- se sont pressés, considérablement accélérés, jusqu’à dépasser tôt, trop tôt, père, mère, tout et tous dans leur environnement!
Pourquoi dévorer la vie si c’est pour qu’il leur soit imposé d’avaler des couleuvres et encore en guise d’amuse-gueules?
L’isolement -dit caractéristique de l’anorexique- va soudain de soi, non?
Car si en sus de son hyper acception, vient s’ajouter la compassion, comme expression d’une peur gentille ou d’une gentillesse de la peur, masque de l’horreur des faiblesses de leurs interlocuteurs, moteur d’une intégrité flasque, comment imaginer alors trouver un peu, pour lui, de paix intérieure?
Quand les sentiments, l’externalisation d’une affection sont abscons, la guérison n’est plus qu’une esthétique devise, suppléée par la réalité, l’ultime désolation : ce profond désir de partir…
Bien sûr que non, à aucun moment, il n’a souhaité générer les tourments des siens, mais comment saurait-il agir face au désenchantement, quelle audace lui reste-t-il par devant les abîmes? Impuissant, il ne peut que s’excuser, sans pleurer, parce que qu’y peut-il si ça fait si mal de grandir?
Alors que j’apercevais -au loin mais de plus en plus près- ce tunnel d’obligations, de sujétions, d’oppressions heureuses, mais aussi empêchantes que violentes dans lequel j’allais être prochainement happée (l’humanité est cinglée de prendre de telles responsabilités) je la rencontrai cette vérité, incarnée en cette jeune fille rebelle, douloureuse, contrite et mortifiée mais si fidèle, vraie et sciente!
Elle avait déjà saisi que c’est ainsi!
Dans la vie, nous sommes vite, non, tout de suite, utilitaires : utiles et alloués à une fonction à l’instant t, ni plus, ni moins!
La maternité, cet évident révélateur de non-amitié où ceux et celles de tes amis, qui, épris, pour eux, persistèrent, ou ceux et celles de tes amis, qui, aigris, pour eux, s’en allèrent…
Elle, elle l’avait compris, depuis fort longtemps, alors, elle n’était pas sa maladie, c’est sa maladie qui était elle!
Elle regroupait, fédérait autour d’elle, tel un bon prétexte, cette famille disloquée à la source, pour continuer à soucier maman comme ce papa adultère que cette dernière aimait tant, pour continuer à aimer papa en le souciant à son tour… Ainsi, elle incarnait le soutien de famille!
Sa maladie, c’était ça, une simple couverture dans un contexte de déconfiture du lien humain, ce nounours qui la suivait depuis presque toujours pour la rassurer, seulement pour la rassurer… Avec elle, elle conservait cette part d’innocence, d’insouciance, qu’elle choyait tant. Est-ce un hasard si elle trouvait son unique répit auprès des enfants, comme pour remonter un peu le temps?
Astreinte par tant de lucidité, elle ne pouvait qu’opter entre se résigner et se révolter. Elle avait donc choisi de se révolter, sans plaintes!
Elle s’était élevée contre son propre corps, pour qu’il ne prenne jamais la forme du malheur, qu’encore il ne se fasse pas le reflet de son cœur étouffé.
Les opprimés, toujours finissent par s’insurger! Nous, français, nous l’expérimentons en cette fin d’année!
Mais une révolution pour ne pas être tout à fait superfétatoire, stérile, sans effet ni espoir, ne doit pas être sédition, frustration, encore moins agitation, non, une révolution pour être utile se doit au contraire d’être parfaitement canalisée, pensée et ordonnée, pour que les bouleversements opèrent un changement! Elle l’avait parfaitement intégré!
Ce qui la dévorait était enfoui et devait rester enfermé à double tour, pour nulle autre raison que par amour, courageusement pour ne pas contaminer son environnement, mue par cette intelligence de la vie à l’état pure, mûre, trop mûre!
Méticuleusement, elle avait transformé son corps d’objet à sujet; minutieusement, avec tant d’exigence, elle l’avait instrumentalisé, altéré pour que ne soit nourrie aucune autre question que celle de son autonomie!
Sa révolte, c’était alors de refuser d’être ce qu’elle aurait dû être ou ce qu’on aurait voulu qu’elle soit, sa révolution, c’était de contrer l’anti humain qui émanait de ces afflictions convenues, bien trop convenues.
La parenté n’est pas responsable de ce rapport endogène au soi, c’est vrai, mais pour autant avait-elle tort, tort de sentir le chagrin, tort de ne plus être capable d’en guérir?
Est-ce que ce lien humain que nous avions créé un jour, exempt de tout sentiment de pitié et d’anxiété allait suffire à l’apaiser un temps? Je l’espérais, elle le méritait…
Qu’avais-je en commun avec elle, avec elle et d’autres? A peu près tout… L’ultime sacrifice du lien, le chagrin d’en être contraints en prime… Comme pour ces femmes qui se sont retirées de la destinée de leurs enfants, pas par déni, non jamais ça n’a existé, mais parce qu’elles les aimaient, vraiment, extrêmement et que tout ce qui les importait alors c’était que le meilleur soit leur sort, leur ciel étoilé!
Car oui l’essentiel de la parentalité est logé ici, dans ce repère d’accession au bonheur, qu’on surinvestisse, qu’on s’efface parfois ou qu’on abandonne, tant qu’on donne un bout de soi, puisque nous sommes tous -au moins pour une part de nous- parents sous x…
Ma pupille, ma fille,
Alors que je t’attendais, une femme que j’apprécie beaucoup est venue me conter l’histoire de sa propre fille, sa fille, la sienne qui traversait alors une épreuve lourde et longue que certains qualifient de maladie.
Cette jeune fille d’une maturité et d’une subtilité de son monde absolument déconcertantes avait simplement été assujettie par sa nature : elle était devenue grande, tôt, trop tôt, animée par sa perception juste, précise, aiguisée comme un couteau, de ce qui et de ceux qui l’environnaient.
Son mal, son fardeau auraient pu s’intituler « ça fait mal de grandir! » et au fond, je crois qu’à ma façon, je les connaissais. Sa maman pensait que je l’aiderais peut-être, elle ignorait alors pour évidence que c’est elle, déjà si grande, qui m’éclairerait!
Parce que ma fille, oui, ça fait mal de grandir!
Chaque étape porte en elle sa part de souffrance : de la maturation du système digestif à la poussée des dents, des premiers petits chagrins du soir ou du matin à tous ces grands chagrins d’amour parois d’amitié auxquels il est impossible de sursoir, des appréhensions aux prostrations, des inhibitions aux insatisfactions, des convictions aux injustices. Même les contes de fée recèlent leur lot d’adversité, sans que rien l’on n’y puisse!
Adam et Eve étaient considérés êtres parfaits tant qu’ils n’avaient pas exploré! Quel message veut-on donc nous livrer? Eh bien à ne pas s’y tromper, celui qui consiste à avertir, à dire qu’il convient d’être puni un peu pour percevoir, pour discerner, pour concevoir.
Je sais, je le sais bien moi combien il est difficile de grandir. Mais mon trésor, je promets, je te promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour panser tes ressentiments, pour que tout le bonheur que je m’engage à te donner détourne un peu cette attention que tu fixes déjà si bien aux choses qui t’émeuvent.
Ma grande petite fille, tu es à peine née en cette humanité que tu as déjà tout pour toi : tu es délicate, gracieuse, vive, courageuse, douce et belle comme un ange! Mais de l’inné à l’acquis, tu auras et c’est heureux, un long chemin à parcourir et tant à découvrir. Car comme l’habillait élégamment Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient! »
Moi j’ai passé 31 ans à tenter de paraître ; puis un matin, on a posé ta main dans la mienne et ton âme contre mon cœur et alors j’ai su qu’enfin je l’étais devenue cette femme que je voulais être! J’ai su que tout ce que je m’étais évertuée à conquérir, je l’avais fait pour aucune autre raison, pour rien d’autres que pour permettre que tu vives, pourvue de tout ce qui te servirait, de tout ce qui te nourrirait, de tout ce qui t’apaiserait!
Vis heureuse et en bonne santé ma princesse de conte de fées, je reste à tes côtés, je te prends la main, comme au premier instant, pour t’accompagner.
A la grande dame que tu es déjà, à ma grande petite fille, à toi Hadassa!
Ta maman, sous X.
Bonne et heureuse année !